C’est ce que j’ai dit à mes amies au terme de mon rendez-vous avec Michel. Michel ne s’appelle pas vraiment Michel, et la dernière fois que je l’ai vu avant cette après-midi, nous n’avions pas encore le droit de vote. Il y a une dizaine de jours il a rompu un silence d’une dizaine d’années. Il était de passage sur la Côte d’Azur, avait appris via Facebook que j’y avais élu domicile, m’a donc proposé de déjeuner en sa compagnie.
J’ai accepté de le rencontrer avec le mélange de curiosité et d’appréhension qui me semble de circonstance, car après tout ce temps nous étions devenus de parfaits inconnus. Notre dernière entrevue datait du jour de juillet où nous faisions tous le pied de grue devant le lycée en attendant les résultats du baccalauréat. Je n’avais d’ailleurs guère pensé à lui depuis la fin de mes études secondaires, et il s’en est fallu de peu pour que je ne l’aie pas totalement oublié.
Samedi dernier il m’attendait place Masséna, devant la fontaine où tous les niçois se donnent rendez-vous. J’étais surprise en l’apercevant, de découvrir que l’âge adulte avait façonné son visage d’une façon étonnante, le rendant presque beau, ce qui me semblait inconcevable. Michel a renoncé à sa barbe clairsemée, porte des vêtements à sa taille, des chaussettes à motif, une coupe de cheveux ringarde et une montre automatique. Je crois même qu’il a quelques cheveux blancs. Michel est un adulte maintenant, indubitablement ; je suppose que moi aussi.
Michel m’a rappelé une adolescence oubliée ; que je me disais communiste et lisais Michel Onfray. Il était stupéfait d’apprendre que j’avais courtisé C., et plus encore qu’il m’avait éconduite. Je lui ai vivement reproché d’avoir obtenu la moyenne à l’épreuve d’EPS du baccalauréat, alors que nous étions aussi nuls l’un que l’autre et que je n’avais eu que 07/20. Nous avons abondamment médit d’une de nos camarades, de façon totalement gratuite. Je lui ai rappelé qu’il avait qualifié Véronique Jeannot de « fanatique boudhiste » dans une dissertation de philo, par pure provocation. Nous nous sommes souvenu qu’à l’époque nous nous disputions beaucoup à propos de sujets dérisoires, qui se transformaient souvent en véritables débats qui occupaient la classe entière pendant les cours. Nous devions vraiment nous apprécier à l’époque, je l’avais oublié, parce que nous avons passé toute notre année de terminale assis côte à côte.
J’avais oublié aussi combien il était drôle, et irrévérencieux. Que sa façon d’appréhender les choses de la vie était une source constante d’étonnement. Que son dilettantisme le rendait délicieux. J’ai découvert également un garçon cultivé, intelligent, mesuré. Je dirais même : charmant.
Nous avons parlé des dix années qui s’étaient écoulées, de celles et ceux qui partageaient nos vies à l’époque et avaient mieux réussi que nous (ces connards), de musique et de cinéma et de littérature, de Greta Thunberg, des vieux réacs, de nos relations passées, de nos désirs d’avenir, du présent qui parfois semble nous échapper. Et nous avons ri. Beaucoup.
Michel m’a raconté comment il avait quitté l’Education Nationale après un trimestre à se faire chahuter, et qu’il ratait depuis concours sur concours. Qu’il est un mauvais conducteur, ne sait toujours pas nager, ni skier, grave des CDs alors que tout le monde a arrêté, que lorsqu’il parle politique avec un interlocuteur qui partage son opinion, il en change momentanément par plaisir de débattre.
Quand j’ai regardé ma montre il était 18h30. J’ai pris conscience tout à coup que ce rendez-vous avait trop duré pour n’être que les retrouvailles d’anciens camarades de classe, et qu’après six heures de tête à tête il était en droit de s’attendre à ce que notre entrevue se mue en rencard, ce qui d’ailleurs aurait été la suite logique, étant donnée la parfaite osmose dans laquelle s’était déroulée notre après-midi. J’ai dit « Je ne vais pas tarder » et il n’a pas réagi. Je l’ai répété une seconde fois vingt minutes plus tard et j’ai cru voir passer dans son regard une discrète lueur de déception. J’avais la gorge sèche d’avoir trop palabré, et aucune raison de mettre un terme à notre rencontre, d’autant que je lui avais assuré la veille être libre comme l’air. J’ai envoyé un SMS à une amie : « Appelle dans 10 mn, prétexte n’importe quoi d’urgent qui nécessite ma présence ». C’est comme ça que j’ai quitté Michel, après sept heures de conversations à bâton rompu.
Sur le chemin du retour j’ai longuement réfléchi à ce qui venait de nous arriver. Je ne l’avais jamais envisagé comme un adulte potentiel. J’étais chamboulée de découvrir qu’il avait un emploi, un logement, une voiture, une vie sexuelle, des cheveux blancs et tous ces trucs qui ne conviennent pas du tout au lycéen que je pensais revoir. Tout cela le rendait incongru. Moins incongru cependant que notre complicité, dont je ne saurais dire si elle était retrouvée ou inédite. Et il y avait cette idée lancinante : En dépit de tout ce qu’il est, Michel ne me plaît pas.
Depuis quelques mois tout est à réapprendre, et j’avais oublié jusqu’à l’existence de la nécessaire dose d’absurdité qui noue et dénoue les relations sentimentales. J’ai négligé ce je-ne-sais-quoi qui nous pousse les uns vers les autres. Ce trois-fois-rien qui fait qu’on crushe, qu’on craque, qu’on flirte. Qu’on tombe, sinon amoureux, au moins sous le charme. Ce truc qui nous donne furieusement envie de mettre quelqu’un à poil, de l’écouter nous raconter sa journée de travail, qui nous conduit à l’épouser, se coltiner en plus de la nôtre, sa famille de tocards, et aller jusqu’à envisager de perpétuer son code génétique. Cette petite étincelle qui neuf ans auparavant m’a fait tomber follement amoureuse d’un homme qui était pourtant l’antithèse de mon idéal masculin, et qui plus récemment m’a jetée dans les bras d’un platiste obèse et aigri. Ce truc qui fait qu’on tachycarde quand le téléphone sonne, qu’on rit bêtement à des plaisanteries même pas drôles, qu’on fait des analyses de textes insensées sur des SMS de deux lignes et demi, qu’on vide sa penderie avant un rencard auquel on se rend maquillée comme une vendeuse Sephora. Ce presque-rien qui met des paillettes dans nos vies, oh oui. Ce même machin qui m’a fait un mal de chien quand Victor m’a dit « Regarde les choses en face, ma belle, toi et moi ça ne pourra pas marcher on est trop différents : tu es en quatrième et je ne suis qu’en cinquième ». Et des larmes sur nos joues, eh ouais. J’avais omis ce tout petit rien, indéfinissable et nécessaire, sans quoi le sexe n’est qu’une juxtaposition de corps.
Ce je-ne-sais-quoi qui ne m’a pas frappée, l’a manifestement atteint, exactement comme je le craignais. Avant-hier j’ai reçu un SMS, je le note ici tel qu’il m’est parvenu parce qu’il est particulièrement évocateur de ce qui se trame entre nous : « Dis moi, une idée me tarabuste : Tu ne penses pas qu’on serait bien ensemble ? »
Alors, j’ai éconduit un homme qui emploie le verbe Tarabuster. Preuve, s’il en est encore besoin, de l’absurdité de l’existence.